De tous les poètes grecs qui exercèrent une influence
marquée sur la
poésie latine de la fin de l'époque républicaine et
de l'époque
augustéenne, Euphorion de Chalcis est certainement l'une des figures les
plus insaisissables et les plus mal connues à ce jour. Son
œuvre
comprend certains titres se rapportant à des personnages historiques,
tandis que d'autres nous révèlent l'existence de pièces mythologiques
dont il ne subsiste aujourd'hui que des lambeaux. Plusieurs de ses
ouvrages font de la malédiction ou de l'imprécation contre un tiers leur
objet principal. Les fragments d'Euphorion sont multiformes et souvent
moins directement exploitables par le lecteur contemporain que ceux des
autres poètes hellénistiques. Si certains de ses fragments proviennent
de découvertes papyrologiques, beaucoup se résument
à un
mot rare cité
isolément par un grammairien ancien. En pareil cas, il est parfois
très
difficile, voire impossible, de reconstituer la teneur
générale du
contexte d'origine des fragments qui nous sont parvenus et de savoir de
quel
récit ou description ils ont pu être tirés. On comprend
dès lors
que l'œuvre d'Euphorion ne soit qu'exceptionnellement convoquée et
exploitée par les antiquisants et qu'Euphorion soit avant tout
connu à
travers le miroir, certainement déformant, de sa réception
à Rome.
Pourtant, la biographie de cet auteur actif dans la deuxième
moitié du
IIIe siècle avant J.-C. et qui fut un fervent lecteur de Callimaque
présente des singularités qui tranchent avec les
témoignages que nous
possédons
sur les vies des autres poètes du IIIe siècle av. J.-C. Alors
que les poètes les plus connus du IIIe siècle
se sont épanouis dans le
milieu du Musée d'Alexandrie et sous le patronage des rois et reines
lagides, la biographie d'Euphorion nous présente un auteur qui,
né à
Chalcis en Eubée, est l'un des rares poètes de cette
période dont le
développement intellectuel fut fortement lié à
Athènes, où il fut à la
fois étudiant de philosophie et de poésie. Sa
carrière l'amena à
célébrer un certain Hippomédon, qui se confond sans doute avec
Hippomédon de Lacédémone, commandant des troupes de
Ptolémée III
Évergète en Thrace et dans l'Hellespont. Mais c'est
surtout à une
capitale culturelle qui, pour l'époque hellénistique, demeure trop mal
connue que se trouve attaché le nom d'Euphorion: ce poète
bénéficia en
effet de l'appui des Séleucides, en l'occurrence d'Antiochos III et fut
nommé bibliothécaire d'Antioche. C'est là l'une des rares attestations
qui nous soient restées d'un patronage de cour concernant les
Séleucides.
À l'occasion de la sortie de l'édition collective des fragments
d'Euphorion que C. Cusset et B. Acosta-Hughes ont co-dirigée pour la
collection «Fragments» des Belles Lettres (parution prévue en janvier
2012), nous souhaitons favoriser l'émergence d'échanges
pluri-disciplinaires autour de cette œuvre qui demeure très peu lue en
dehors d'un cercle restreint de spécialistes de la poésie hellénistique.
En réunissant philologues, historiens de l'art et historiens des
idées
autour de la personnalité d'Euphorion, nous voulons notamment enrichir
le commentaire de ses fragments mythologiques et tenter de comprendre
les usages que ce poète a faits de la matière mythologique, que ce soit
dans une perspective politique, par exemple pour célébrer
Hippomédon de
Thrace, ou pour rendre compte du monde et de la situation géo-politique
dans laquelle il évoluait: quel sens peut être prêté aux épisodes
mythologiques traités par Euphorion? L'utilisation qu'il fait de tel ou
tel mythe peut-elle faire l'objet de confrontations et de comparaisons
pertinentes avec les traitements de ce même mythe dans la documentation
figurée? Comment rendre compte de la reprise, chez Euphorion,
d'épisodes mythologiques rares qui furent déjà
traités par Callimaque?
Pouvons-nous préciser la personnalité et l'identité
poétique d'un auteur
dont nous ne conservons le plus souvent que des lambeaux de vers, des
mots isolés ou dont les propres termes n'ont pas été cités, mais au
contraire paraphrasés et glosés si bien que le contenu du texte original
demeure impossible à délimiter avec certitude? Une réflexion
méthodologique sur l'édition de fragments ne pourra que s'enrichir de la
présence simultanée des éditeurs et traducteurs d'Euphorion qui ont,
dans les récentes années, restitué ce texte dans
différentes langues
européennes et de leur dialogue sur l'écart entre les
choix éditoriaux
des uns et des autres.
Le développement des royaumes nés des conquêtes d'Alexandre et
l'élargissement sans précédent des aires
géographiques touchées par
l'hellénisme s'accompagnent d'un renouveau profond des pratiques
artistiques et littéraires qui se développent
dans la confrontation
entre l'ancien monde des cités et les nouvelles formes de pouvoir
monarchique. Un double mouvement, contradictoire en apparence,
caractérise cette nouvelle culture : une quête de
modernité fondée sur
une réflexion théorique en art et en littérature et
une enquête érudite
sur les origines du monde, des cités, des institutions et des pratiques
culturelles et religieuses prenant appui sur l'érudition antiquaire. Les
travaux menés depuis trois ans au sein du programme Culture antiquaire
et invention de la modernité (CAIM), soutenu par l'ANR, se sont
concentrés sur l'exploration des phases les plus anciennes de la
période
hellénistique. L'objet de ce colloque final, conçu comme un dialogue
entre spécialistes de la littérature, archéologues et historiens de
l'art, est de confronter les résultats obtenus pour ces phases les plus
anciennes avec les réélaborations récentes, de la
fin de la période
hellénistique jusqu'au premier siècle de l'empire romain.